Quand j'étais malade, le pas lourd du
Docteur Mouveroux dans l'escalier me rassurait déjà un peu. Il
collait sa grosse tête aux cheveux blancs sur ma poitrine, me
tapotait dans le dos et déjà cela allait généralement
mieux.Ensuite il fallait prendre les remèdes que ma mère allait
chercher à la pharmacie. Le sirop c'était bon même si je faisais
la grimace pour la forme. Avaler un comprimé était déjà plus
compliqué, et puis il y avait des choses complètement horribles,
comme les cataplasmes à la moutarde , et l'huile de foie de morue.
Je me souviens aussi d'un genre de coton hydrophile orange qui se
dépliait en zigzag, qu'on m'appliquait sur la poitrine et qui
brûlait. J'ai perdu le nom, mais dans mon souvenir l'emballage
représentait un diable qui crachait des flammes. En écrivant ces
mots je me dis qu'il se peut que je confonde avec autre chose.
Par chance j'ai échappé aux
ventouses, une torture dont la perspective m'affolait dès que je
sentais un picotement au fond de la gorge.
Il y avait deux médecins qui venaient
à la maison. Celui de ma grand'mère s'appelait Mounier. Il était
vieux et avait une petite Simca.. En plus de médecin il était maire de la commune.
Quant au Docteur Mouveroux, ce n'était
pas le type qui vous envoyait à l'hôpital pour un oui pour un non.
Il prenait ses responsabilités. Le tonton Charles avait eu à une
époque une excroissance au sommet du crâne. Un énorme boule lui
était venue. On imagine aujourd'hui les examens, les biopsies, les
scanners et tout le tremblement. Mais il était allé voir Mouveroux.
Mouveroux avait regardé la chose, et
lui avait dit : « Assieds toi là Charles, et cramponne
toi bien aux bras du fauteuil. » Et puis il était allé
chercher un engin coupant, l'avait nettoyé à l'alcool, et hop d'un
coup il avait fendu la peau du crâne du tonton qui s'était mis
aussitôt à saigner comme un goret qu'on égorge. Heureusement que
le médecin n'avait pas perdu son sang froid et était parvenu à
maitriser l'hémorragie.
Heureusement aussi que le tonton
habitait à deux pas du cabinet, parce que sinon, à son retour les
foules n'auraient pas manqué de se masser sur son passage. N'empêche
qu'une fois le pansement et les points enlevés et la cicatrice
estompée, le tonton retrouva une tête de forme parfaitement
normale.
Quant à moi , à une époque , il
m'arriva d'avoir de petits kystes au niveau du poignet , et le brave
docteur me montra comment les écraser pour en disperser le liquide.
Je ne sais pas si c'était bien recommandé comme méthode mais en
tous cas ça marchait.
J'ai parlé de l'huile de foie de morue
qui était la hantise de tous les gamins de mon âge. Combien de
sprints autour des tables de cuisine, une cuillère aux trousses en
ces années là... Comme fortifiant, il y avait mieux, la quintonine
par exemple, une petite fiole achetée à la pharmacie et qu'on
vidait dans une bouteille de vin. Bien sur cela contenait de
l'alcool. … mais les rapports à l'alcool n'étaient pas les mêmes
qu'aujourd'hui. Les gamins de la campagne qui mangeaient sous le
préau ou dans la classe par grand froid apportaient tous leur
petite bouteille de vin. En 1956 quand le vin fut interdit dans les
cantines scolaires, il y eut une avalanche de protestations de
parents mécontents, surtout dans le monde rural.
Ma gra nd'mère paternelle, dont le
mari avait été marchand de vins, a vécu jusqu'à cent trois ans en
buvant chaque jour à midi son verre de vin blanc moelleux, et chaque
Dimanche son petit verre de « quinquina ». Donner de
l'eau pure à boire à un enfant lui semblait un crime ,un acte de
maltraitance de parents indignes. Il fallait, selon son expression
« teinter » l'eau .

Lorsqu'il s'agissait de grippe,
d'angine, de rougeole ou de varicelle ou lorsqu'en jouant avec Momo
dans la cour de l'usine je m'étais ouvert le front sur un silex, et
qu'il avait fallu poser des points, la science du médecin
généraliste était mise à contribution. Mais pour d'autres
pathologies, plus compliquées à traiter ou plus résistantes,
comme, pour les enfants les peurs, le pipi au lit, le retard de
parole ou de marche, ou pour les adultes les zonas , la neurasthénie
comme on appelait alors les états dépressifs, les rhumatismes, et
pour tout le monde, les foulures, les entorses, les brûlures ou les
verrues, il fallait voir plus haut et faire intervenir sorcières,
guérisseuses, rebouteux et autres personnages dotés d'un pouvoir
magique.

On n'avait jamais à aller bien loin
pour trouver quelque bonne femme dont l'air débonnaire cachait la
puissance occulte. Tout cela bien sûr en relation avec la religion,
le Bon Dieu, le petit Jésus et surtout les saints. Je crois avoir
déjà dit que ces derniers régnaient sur la religion, sur les
bonnes fontaines et sur les dévotions. Presque chaque village avait
sa ou ses bonnes fontaines (attention à ne pas se tromper) où faire
les dévotions..
Quand le petit était trop timide, pleurait la nuit
ou se précipitait dans les jupes de la mère dès qu'un voisin
passait sur la route, il fallait aller trouver la « tireuse de
part » qui indiquait la marche à suivre et pouvait elle-même
s'en charger moyennant quelque piécette. La bonne femme brûlait
généralement une branche de noisetier et en faisait flotter les
morceaux charbonneux dans un verre d'eau. tout en marmonnant des
prières Certains restaient en surface, mais d'autres s'enfonçaient
dans le liquide avec plus ou moins de précipitation, indiquant les
saints en cause dans le mal et les fontaines où l'on devait se
rendre pour accrocher des « peillous » ayant touché le
corps du malade à l'arbre ou à la croix désignés à cet usage, et
dire les prières indiquées en faisant le tour de la construction
rustique ou du trou d'eau. Si cela ne marchait pas, c'est qu'on
l'avait mal fait.

Et croyez moi si vous voulez , mais
cela fonctionne toujours. Au détour d'un sentier on tombe parfois
sur une bonne fontaine que l'on reconnaît aux haillons accrochés à
proximité. Par contre je ne saurais vous dire où vous trouverez
encore une « tireuse de part » . vous pouvez toujours
demander dans les villages.
Ces tireuses de part avaient d'ailleurs
une autre vertu : elles conjuraient le mal. C'était d'ailleurs
leur véritable secret qui se perpétuait de génération en
génération, de mère en fille. Cela impliquait beaucoup de prières
(autrefois en occitan), de signes de croix mais aussi d'éléments
plus prosaïques tels que les vertus cicatrisantes de l'haleine
exhalée, le tout harmonieusement confondu.
Pour les verrues, existait une autre
procédure, plus simple, et qui n'impliquait pas l'intervention d'une
tierce personne fût elle sanctifiée. Il s'agissait de frotter les
verrues avec un morceau de lard et d'aller enfouir le lard dans le
tas de fumier du voisin pour refiler les verrues à la famille.
Recette inratable sauf si le voisin vous
tombait dessus et vous poursuivait, la fourche à la main.
Les talents des guérisseuses ne se
limitaient pas aux humains, elles étaient aussi capables de guérir
les maladies du bétail. Un paysan m'avait ainsi raconté que les
vaches de son père étant atteintes de mammite, lui, adolescent,
avait dû se rendre seul à minuit faire le tour d'une bonne fontaine
au fond des bois pour y remplir un récipient d'eau et récolter
certaines plantes. Il avait cru y mourir de frayeur et longtemps
après en parlait encore avec une lueur de peur dans le regard.
Parce que là, on approchait un autre
phénomène, la sorcellerie et son cortège fantastique. Les récits
que l'on se racontait aux veillées, en écossant les haricots, en
écalant les noix, en jouant aux cartes pendant que les femmes
tricotaient au coin du feu, marquaient l'assistance.
Même si je n'ai jamais été le
témoin direct de ces soirées à faire dresser les cheveux sur la
tête, ma grand-mère rapportait souvent ces histoires entendues
dans sa jeunesse, auxquelles elle croyait fermement, et qu'elle regroupait sous le terme générique de
« physique ». Tout ce qui était incompréhensible, tous
les phénomènes paranormaux qui troublaient la nuit des campagnes,
toutes les histoires de loups-garous, de revenants, de maisons
hantées, de foin remué dans la mangeoire des vaches, de main qui en
sortait tout à coup, de chasse-volante tout cela c'était « lo
physico ».
Je crois que ce qui m'impressionnait
le plus était la chasse volante, ce galop d'abord lointain que les
gens entendaient au retour de la veillée, cette cavalcade venue du
fond de l'horizon avec les piétinements des chevaux, les aboiements
des chiens, les sons des trompes, les grincements des roues, ces
équipages en grande tenue qui vous passaient au dessus de la tête
pour disparaître dans la nuit, les pauvres noctambules effarés
traçant à toute vitesse des cercles ou des croix sur la terre du
chemin pour se débarrasser de l'effrayante vision. A chaque fois que
pour une raison ou une autre nous nous trouvions de nuit à la
campagne, je ne pouvais m'empêcher d'y penser et de guetter le
vacarme lointain, prêt, si le besoin s'en faisait sentir à vite me
réfugier dans les jambes de mes parents...
Tout ceci existait, bien entendu, et,
si ça se trouve, existe encore aujourd'hui, sauf qu'on n'a plus guère
d'occasion de se trouver vers minuit sur des chemins obscurs.
Il faut dire aussi que les
« gouillats » des villages s'amusaient parfois à faire
peur en se déguisant, en se cachant derrière les buissons en
surgissant à l'improviste en faisant du bruit ou en poussant des
cris de sauvages. L'un monté sur les épaules de l'autre et
l'ensemble enveloppé dans un grand drap, ça avait de l'allure et
c'était propre à exciter les frayeurs de gens qui n'en manquaient
déjà pas. Après cela on pouvait toujours faire des dévotions aux bonnes fontaines pour calmer les peurs des enfants
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