Je crois que j'étais en CE2 quand
j'ai commencé à me rendre seul à l'école.
Je me souviens en tous cas du maître
que j 'ai eu dans cette classe, le Père Cadois que les mal
intentionnés avaient surnommé depuis longtemps le « Père
Caca d'oie » .
Le brave homme était devenu
instituteur après la guerre 1914-1918, sans doute à un moment où
on n'avait pas trop lésiné sur les qualités et les connaissances
requises pour remplacer les régiments d'enseignants fauchés sur les
champs de bataille. Sans doute n'en savait il pas beaucoup plus que
ses élèves. Son enseignement portait sur la forme plus que sur le
contenu. Il était très exigeant quant à l'écriture « perlée »
avec pleins et déliés. Comme en ce temps-là, la seule réponse à
l'échec scolaire était le redoublement, il y avait au fond de la
classe une bande de grands « turlauds » essentiellement
de la campagne, dont certains terminaient parfois ici leurs
« humanités » et dont la principale activité
consistait à courir au tableau dès que le maître s'absentait pour
y écrire MERDE sans pleins ni déliés.
Tous les mois venaient « les
compositions » qui permettaient de mettre des notes et
d'établir un classement qui influait sur l'organisation géographique
de la classe. Le meilleurs devant, près de l'estrade. Ce n'était
pas la meilleur place parce qu'on y prenait le postillons du maître
quand il criait pour rétablir le silence.
Dès le CP j'avais été habitué aux
premières places, mais cette année là je fus régulièrement battu
par Pierrot Patoux , un concurrent surgi des fins fonds du peloton.
Il était comme un de ces coureurs médiocres équipiers de seconde
zone, qui brusquement grimpent plus vite que tout le monde pour
remporter le Tour de France avant de retomber dans l'oubli. Vous
vous rappelez Bjarne Riis , et quelques autres...
Je ne veux pas affirmer que le Pierrot
Patoux se dopait pour les compositions en CE2 , mais il y avait
cependant une explication. Ses parents tenaient un bistro où le Père
Cadois prenait pension à midi. C'était plutôt du conflit
d'intérêts, mais cela est prescrit depuis bien longtemps.
Au CM1 dans la classe de Monsieur
Libert, Pierrot retomba dans l'anonymat.
J'avais près de deux kilomètres à
parcourir pour atteindre l'école, et bien qu'il fût rare que je ne
trouve pas quelque compagnon de trajet, je connaissais chaque détail
du parcours. Je savais qu'à tel endroit il suffisait d'écarter
les lauriers d'une haie pour jeter un coup d'oeil sur une petit mare
où plongeaient des grenouilles. Je passai devant la maison du
projectionniste du cinéma « Le Rex » , qui avait fixé à
sa grille un grand panneau de bois où était collée l'affiche du
film de la semaine. Et puis il y avait des commerçants ou des
artisans, comme un forgeron maréchal-ferrant, qui parfois fixait des
fers aux sabots d'un cheval dans une odeur de corne brûlée , ou
d'autres fois s'activait sur son enclume faisant voler des étincelles
du fer rouge qu'il martelait. C'était tout un spectacle.
Il y avait encore un garage. Comment ne
pas s'attarder devant les automobiles à demi désossées.
Albert le
cordonnier tenait échoppe ouverte sur la rue. C'était le fils de
notre laveuse. Cette laveuse, j'en reparlerai..
Je passais aussi
devant le caïffa, petite épicerie avec en enseigne la tête du
nègre Banania et sa fameuse devise.
Mais les boutiques qui me
paraissaient les plus intéressantes étaient les plus proches de
l'école, une petite papeterie qui fournissait les affaires neuves de
la rentrée, et surtout , surtout la confiserie à la vitrine remplie
de bonbons colorés où dès que nous avions quelques centimes nous
allions les dépenser en réglisse, en roudoudous à lécher dans
leur boite en bois, ou en coco, espèce de poudre jaunâtre à
délayer dans de l'eau.
Ainsi se passait le trajet. Mais
j'avais aussi mes phobies qui me le rendaient parfois beaucoup moins
agréable.
D'abord il y avait les chiens. J'ai
toujours été méfiant vis à vis des chiens qui à l'époque
étaient le plus souvent en liberté sur les trottoirs , payant un
lourd tribut à une circulation automobile en pleine expansion.
C'étaient pour la plupart des bâtards sans race définie qui vous
aboyaient après ou venaient vous tourner autour des jambes en vous
reniflant le mollet de façon inquiétante, et l'ennui c'est que si
vous essayiez de fuir, ils couraient plus vite que vous et que sur
les trottoirs inégaux vous pouviez bien vous couronner le genou,
cela m'était déjà arrivé. Si je voyais apparaître sur le
trottoir un chien qui venait dans ma direction , mon réflexe était
de traverser la rue au risque de finir moi aussi sous les roues de
quelque camion.
Nous avions nous aussi un chien. A
l'exception de Diane la gardienne de moutons dont j'ai déjà parlé,
c'étaient de petites « raques » joueurs en diable et
aboyeurs de première. Chez moi il y eut deux Bobby successifs qui
malheureusement finirent de la même façon . En général ils
n 'allaient pas loin , ils étaient là dans vos jambes, et puis
un jour, allez savoir pourquoi, l'envie les prenait de partir à la
découverte du monde, et ce qu'ils découvraient en premier (et en
dernier) , c'était la Nationale 21 et ses cortèges de véhicules
lancés à tout berzingue en un temps où on ne se préoccupait pas
de vitesse , ni de sécurité des humains et à plus forte raison de
celle des chiens, des chats et des hérissons.
Au passage, il
existait dans le haut de la Rue Rochefroide une plaque de fonte
apposée sur une façade et où il était gravé : « Il
est défendu de traverser la ville au trot. » Allez donc
savoir pourquoi. La plaque y était encore il y a une dizaine
d'années. Pourquoi a-t-elle disparu ? Mystère...Encore une
atteinte aux vestiges de l'ancien temps.
Les Riquets et Riquettes de mon oncle
et ma tante eux ne bougeaient pas. Ils bougeaient tellement peu
qu'ils devenaient obèses, aveugles, impotents, dans leur corbeille,
et finissaient par s'éteindre .
A l'époque, on trouvait bien des
crottes de chiens sur les trottoirs, mais finalement pas plus
qu'aujourd'hui où toutous et clébards sont tenus en laisse et qu'il
est des gens pour penser qu'on doit leur donner le statut d'humains.
Ma deuxième hantise était, le matin,
de rencontrer Biautrey le marchand de journaux qui faisait sa tournée
à vélo, trainant un petit « charretou » dans lequel il
disposait ses piles de journaux. Le bougre annonçait son passage à
l'aide d'une trompette d'enfant dans laquelle il s'époumonait. Je
n'ai jamais su s'il m'avait en grippe ou en amitié , mais dès
qu'il m'apercevait, même de loin , il criait mon nom aux quatre
vents et s'égosillait dans sa trompette à s'en faire péter les
bronches. J'aurais voulu me fourrer dans un trou de rat. Je tournai
au coin de la première rue venue, mais même hors de sa vue je
l'entendais encore trompetter et crier mon nom. Parfois je modifiais
mon itinéraire pour ne pas le rencontrer. Peine perdue, il
surgissait de la rue où je ne l'attendais pas ou déboulait d'une
venelle et fondait sur moi . Un jour je m'en étais plaint à ma mère
qui m'avait répondu « Tu n'as qu'à faire comme si tu ne le
voyais pas. » Ma mère avait le chic pour ce genre de réponses
à mes problèmes de gamin. Avais-je mal aux pieds ? « N'y
pense plus » Soif en ville ? « Ca va te
passer » Et si j'insistai : « Ne réplique pas »
mettait un point final à la chose. A dire vrai, je ne crois pas
que j'étais du genre à souffrir en silence
Enfin j'avais aussi une préoccupation
qui concernait les gens. Aujourd'hui on peut traverser la ville sans
rencontrer âme qui vive ou peu s'en faut. Mais autrefois les gens
marchaient, arpentaient les trottoirs, allaient faire leurs courses
dans les magasins... Et quand ils ne se déplaçaient pas et qu'ils
avaient fini leur journée ils sortaient les chaises le long des
trottoirs. Il fallait dire bonjour parce qu'on était jugé, que l'on
soit enfant ou adulte. Tout était « épitrouillé » :
la politesse, la façon dont on était habillé, la tenue... Un
lacet défait et vous entendiez : «Tu vas tomber ! »
. On vous demandait où vous alliez comme si les gens ne voyaient pas
l'heure qu'il était et que vous portiez votre cartable à la main.
Ou on vous donnait des conseils « Dépêche- toi tu vas être
en retard.» ou si l'on vous voyait lambiner un peu : « Veux
tu filer polisson ! Tu vas faire inquiéter ta maman. »
Si le Tonton n'était pas au travail,
j'étais certain de le trouver au bout de son chemin, une cigarette à
demi consumée au bec. Il comptait les voitures qui passaient .
De toutes façons il ne me serait
jamais venu à l'idée de passer devant chez mon oncle et ma tante
sans faire une petite étape.
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