Il y avait la photo de Pétain fixée
au mur près de la fenêtre de la cuisine. Tant et si bien que nos
maigres repas se prenaient sous l'oeil débonnaire du patriarche qui
avait « fait le don de sa personne à la France ». Je me
suis toujours souvenu de cette photo et de l'endroit où elle se
trouvait, et quand j'y pense je la revois encore, collée sur un fond
de gros papier gris style caneçon et entourée d'une bordure
tricolore.
Bien des années plus tard, je ne sais
plus à quelle occasion, j'évoquai cette photo. Ma mère, présente,
nia son existence avec la plus grande véhémence . Et pourtant nous
étions bien loin de la guerre, de Pétain et de l'occupation. Qui
plus est rien ne m'a jamais laissé croire que ma grand-mère ou ma
mère soient pétainistes, au moins plus pétainistes que la moyenne
des français silencieux. Ma grand'mère quant à elle lisait le
« Courrier du centre » que Biotrey , le marchand de
journaux déposait chaque matin au bas de l'escalier. Comme tous les
journaux parus sous l'occupation, ce «Courrier du Centre » que
je n'ai jamais lu et pour cause, se faisait sans doute un plaisir
d'obéir aux consignes qui lui étaient données.
Mais Pétain rassurait pas son âge et
parce qu'on espérait qu'il allait mettre fin à la guerre et que les
prisonniers allaient rentrer dans leurs foyers. Et puis n'était il
pas le vainqueur de Verdun ? Bizarre comme on peut manipuler un
peuple et comme les puissants ont le moyen de faire passer pour un
héros national une vieille ganache qui a trempé sa badine dans le
sang d'un million de jeunes hommes, et fait fusiller pour l'exemple
ceux qui hésitaient à aller se faire massacrer.
Il y avait aussi le fait que les
Socialistes, dont on connait l'importance en Haute-Vienne, avaient
voté en grande majorité les pleins pouvoirs au vieux chef de
guerre. Pauvres socialistes...
Quatre des cinq députés locaux et le
sénateur-maire de Limoges Léon Betoulle s'étaient précipités
pour tuer la République. Maréchal nous voilà !
Et puis ma mère avait, telle que je
l'ai connue d'autres raisons d'afficher la binette de Pétain à côté
du calendrier des postes. Elle avait peur, et surtout peur pour moi.
C'était l'époque de la « cinquième colonne » (voilà
une expression que j'ai certainement entendue dans ma toute petite
enfance parce qu'elle m'est revenue spontanément). Régnait alors
une phobie des espions partout inflitrés, à la solde de l'ennemi
pour déstabiliser le pays.
Les rumeurs couraient à propos de bonnes sœurs
avec du poil sur les mains, d'inconnus avec un léger accent
germanique... Gare à celui qui portait un appareil photo. Méfiance
envers l'inconnu, bien attisée par les campagnes d'affichage :
« Les murs ont des oreilles » ou « des oreilles
ennemies nous écoutent ». il se pouvait bien que dans
l'esprit de ma mère, la photo de Pétain fût là pour nous protéger
en indiquant à celui qui entrerait inopinément qu'il n'avait pas à
faire à des rebelles.
Vers la fin de 1944, la photo fut
remplacée dans le même format, par un extrait de l'appel de De
Gaulle « La France a perdu une bataille... » sur fond de
croix de Lorraine.
Nous avions aussi des « messes
noires »... C'est moi qui baptise ainsi ces soirées où, la
nuit tombée, nous sortions en silence et longions les murs pour
nous rendre chez le père Person, un vieil original qui habitait
seul une maison à la façade circulaire parce qu'elle épousait le
tournant serré de la rue . Selon le rituel, le vieux bonhomme nous
ouvrait la porte, ainsi qu'aux autres invités de la soirée, c'est
à dire deux autres familles de voisins, puis il inspectait la rue
pour voir s'il n'y avait pas quelque mouvement suspect, fermait
soigneusement la porte à clé, tirait de lourds rideaux pour
qu'aucune lumière ne parvint à l'extérieur et nous faisait assoir
en demi cercle autour de l'objet de la visite, c'est à dire un gros
poste de radio.
Il y avait la plupart du temps ma
copine Yvette , mais nous les petits, étions priés de nous taire et
de rester sagement blottis sur les genoux, ce à quoi nous obéissions
parce que ce père Person nous intimidait terriblement. Quand tout le
monde était en place, il se dirigeait vers le poste et en tournait
le bouton. Un affreux mélange de vibrations, de crachotis, de notes
stridentes, de bourdonnements, le tout ponctué d'affreux
craquements, envahissait alors l'espace. Patiemment le vieux
recherchait sa station. Lorsque tout allait bien au bout d'un moment
de parasites variés on entendait le son dont je sais maintenant
qu'il était celui du brouillage des ondes, et parfois, entre tous
ces bruits, surgissait du lointain un mot ou une phrase, apparemment
sans signification. « Radio Londres ! » annonçait
le père Person. Le silence dans la pièce était total. Chacun je
le crois était persuadé de l'importance de ce moment. Les spirites
ne sont sans doute pas plus concentrés lorsqu'ils entrent en relation
avec les esprits des défunts. C'étaient des voix qui venaient d'un
autre monde, et les auditeurs avaient l'impression de transgresser un
interdit en les écoutant.
Je ne me souviens pas des retours parce
qu'à ne pas pouvoir bouger je devais dormir depuis longtemps
lorsque ma mère me rapportait à la maison et me posait dans mon
lit.
Et il y eut le jour où la vierge
d'Arliquet vint nous rendre visite. Non non , je ne fus pas témoin
d'une apparition. Mais ce n'était pas parce que la guerre était là
que les curés ne faisaient plus leur travail. D'ailleurs le régime
de Vichy n'associait il pas harmonieusement le sabre et le
goupillon ?
Cette vierge est une vierge de pitié
du XVIe siècle qui est en principe exposée derrière le maitre
autel de ce joli lieu de culte au bord de l'Aurence. On la sort à
l'occasion des ostensions septennales pour la promener dans les
diverses paroisses où se déroulent ces cérémonies. Hé bien le
curé avait décidé de la confier aux paroissiens pour les mettre
sous sa protection. Ma mère je pense, se précipita pour nous faire
inscrire sur la liste. C'est ainsi que nous l'eûmes à la maison
pendant vingt quatre heures. Je pense que cela m'avait impressionné
puisque je m'en souviens. Il ne se passa rien, ni en bien ni en mal.
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